BORN TO DIETimothy était né avec la mort autour du cou, comme enchaîné à elle dès son premier souffle. Elle était sa malédiction avant même qu’il ait eu le temps de pousser un seul cri. Cette histoire n’est qu’un détail, qu’une portion insignifiante de la vie de Timothy que sa propre mère a déjà oublié et sur lequel personne ne s’est jamais réellement penché. Et pourtant, il y aurait tant à dire à ce sujet... Ainsi, l’enfant été venu au monde, le cordon ombilical fermement enroulé autour de son petit cou pâle et fragile, menaçant de l’avorter alors qu’il était pourtant sur le point de naître. Évidemment, il avait réussi à s’en sortir, sinon il n’y aurait plus aucun intérêt à relater une histoire morte dans l’oeuf. Mais lorsqu’il fut libéré, le cordon létale enfin coupé, ses poumons désirant recueillir tout l’oxygène qui se trouvait à sa portée, il ne broncha pas. Timothy resta inerte contre le sein de sa mère, les yeux clos, cherchant déjà à fuir ce monde qui ne l’avait pas souhaité, qui ne l’avait jamais désiré. Sa naissance était une mise en garde, un avertissement morbide : «
Tu étoufferas Timothy. Tu ne pourras pas oublier cette corde de chair autour de ta gorge, et cela causera ta perte. Tu partiras comme tu es venu : sans un bruit. ». Voilà ce que la vie avait susurré au creux de son oreille par cette nuit froide et noire de décembre. Ou peut-être était-ce déjà la mort qui s’adressait à lui ?
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MOTHERTimothy était allongé dans son petit lit d’enfant, la couette ne couvrant que le bout de ses pieds, son corps fragile seulement vêtu d’un bas de pyjama. Il ne supportait pas de devoir dormir avec le haut, il finissait toujours par l’enlever au beau milieu de la nuit pour le laisser trainer dans un coin de sa chambre... Sa mère était installée sur le bord du matelas, les jambes croisées et le dos bien droit, la tête penchée sur le livre favoris de son fils, lisant de sa voix douce et sereine. Elle avait les bonnes intonations au point de réussir à faire vivre le texte, et malgré un certain goût pour la lecture, Tim ne manquait jamais une occasion de venir tirer la manche de sa mère pour la trainer jusque dans sa chambre, l’invitant à s’asseoir avant de lui tendre son histoire préférée, simplement pour entendre sa voix rassurante, meilleur remède contre la nuit noire et les cauchemars. Elle se contentait généralement de sourire à cette requête silencieuse avant d’entamer son récit, murmurant comme si elle confiait un secret. Timothy buvait la moindre de ses paroles sans la quitter des yeux un instant, son pouce bien au chaud dans sa bouche et son autre main caressant doucement son torse nu pour se bercer sans l’aide de personne. Ses paupières finissaient généralement par s’alourdir dangereusement avant de se refermer, son regard bleuté capturant une dernière image au passage, une photographie mentale qui le hanterait toute la nuit durant. Mais pas cette fois-là.
Ce soir-là, Tim était quelque peu agité et sa mère n’avait pas même réussi à le convaincre de regagner son lit à une heure décente. La journée qu’ils avaient passé avait été tellement parfaite que le garçon ne voulait tout simplement pas qu’elle se termine. Du haut de ses dix minuscules années, il était convaincu qu’il pouvait repousser la lune et les étoiles encore quelques heures, le temps pour lui de savourer pleinement cet éclat merveilleux que le soleil leur avait offert ce jour-là. En ignorant la tombée de la nuit, Tim avait la conviction qu’il pourrait vivre plus longtemps et que rien ni personne ne pourrait venir les arrêter. Il n’était pas bien vieux et pourtant, il aurait souhaité mettre sa petite main d’enfant dans celle de sa mère pour l’inviter à courir avec elle. Courir après l’éternité.
Mais les enfants de cet âge-là ne peuvent pas rester debout éternellement, et après avoir lutté pendant de longues et harassantes minutes, Timothy avait fini par retrouver ses draps et s’était installé comme à son habitude, sa mère le rejoignant rapidement pour endosser le parfait rôle de conteuse. Pourtant, le garçon écoutait d’une oreille distraite, le pouce plaqué contre le palet et les yeux rivés vers les cieux qu’il parvenait à distinguer à travers le plafond, avec un peu d’imagination. Il pensait à toutes ces choses qui le tourmentaient sans vraiment qu’il parvienne à expliquer pourquoi. Il n’avait pas assez de vocabulaire pour exprimer ce qu’il ressentait, il savait simplement que ce n’était pas commun. S’armant de courage, il se décida à en parler à sa mère, seule personne qui ne le jugerait pas et qui trouverait sûrement le moyen de panser cette plaie béante qui ne parvenait pas à cicatriser. Il ne prit pas la peine de s’asseoir dans le lit, trop inquiet à l’idée de croiser le regard de sa génitrice.
«
Maman, pourquoi est-ce que je n’ai pas de papa ? »
Il était pourtant évident que Timothy aurait envie d’aborder ses racines un jour ou l’autre, mais sa mère s’était toujours dit que cela n’arriverait pas si tôt, qu’elle avait encore le temps de le voir venir et de réfléchir à ce qu’elle pourrait répondre dans ce cas précis... Prise de court, le livre glissa sur ses cuisses maigres, un frisson la traversant de part en part en un éclair. Elle n’était définitivement pas prête à aborder ce sujet sensible et encore douloureux. Elle fit semblant de ne pas avoir entendu, ramassant le bouquin qui trainait à ses pieds avant de reprendre sa lecture. Tim refusait pourtant de ne pas être éclairé sur ce point obscure de son existence, et tandis que sa mère jouait la lectrice imperturbable, l’enfant se redressa enfin pour tenter de capter le regard de la jeune femme.
«
Maman, dis-moi... Il s’appelait comment ? Est-ce que je lui ressemble ? Est-ce que tu penses que... Qu’il serait fier de moi ? Mam... »
Timothy n’eut pas le temps de terminer sa phrase, sa mère se mettant aussitôt à lire à une cadence folle, sa voix couvrant celle du garçon alors qu’elle lisait de plus en plus fort avant de claquer violemment le livre entre ses paumes.
«
Jamais nous ne parlerons de ça. Tu m’entends ? Jamais ! »
Elle criait, les larmes au bord des yeux, ses longs doigts fins se mettant subitement à trembler. Elle n’avait tellement pas prévu cette discussion qu’elle s’était bêtement laissée emporter par les émotions. Timothy quant à lui semblait paralysé, incapable d’émettre le moindre son, perturbé par cette expression qu’il n’avait encore jamais vu sur le visage d’ordinaire si paisible de sa mère. Il avait envie d’en discuter. Ce n’était pas une simple chose sur laquelle il pouvait tirer un trait. Il s’agissait là de son père, et ce dernier l’avait peut-être abandonné mais son sang coulait toujours dans ses veines, et son coeur martelait sa poitrine grâce à lui. Il lui devait la vie, il lui paraissait normal de connaitre au moins son prénom et d’en savoir plus sur la raison de son départ. Il ne bougeait plus, observant sa mère qui tentait de se calmer pour reprendre la parole.
«
Je n’aurais jamais les réponses à tes questions Timothy. Je peux juste te dire que ce n’était pas quelqu’un de bien... Maintenant, c’est l’heure de dormir. »
Elle se releva péniblement, embrassant le front du blondinet du bout des lèvres, comme si elle était soudainement dégoûtée par sa propre progéniture, se hâtant vers la porte de cette chambre qui commençait à l’étouffer. Avant qu’elle ne disparaisse, happée par le couloir aux allures ténèbreuses, Timothy retrouva l’usage de la parole et osa tout de même l’interroger une dernière fois avant de se taire à jamais.
«
Mais moi maman, tu m’aimes ? Je suis quelqu’un de bien, pas vrai ? »
Sa mère ne se retourna même pas, la main bloquée sur la poignet, hésitant un instant avant de répondre par un mouvement de tête approbateur.
«
Oui. Maintenant dors. » dit-elle simplement avant d’éteindre la lumière et de refermer la porte derrière elle, laissant Timothy seul, assis sur son lit, le regard triste et le coeur vide.
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INNOCENCE OF SLEEPLe garçon avait grandi, devenu adolescent un peu trop rapidement aux yeux de sa mère. Le temps avait filé à une vitesse folle alors que Timothy arborait toujours les mêmes boucles blondes. Malgré tout, il avait gardé son visage de petit garçon, et à chaque fois que sa mère rentrait tard du travail pour le trouver affalé sur le canapé ou occupé à faire ses devoirs sur la table de la cuisine, elle restait un instant dans l’encadrement de la porte à se demander où étaient passées les dix dernières années. Elle finissait par faire un pas en avant, se manifestant enfin, s’asseyant à côté de son fils pour lui demander comment sa journée s’était passée. Timothy répondait pratiquement toujours la même chose, haussant les épaules avant de retourner la question à sa mère. Les deux Carrington s’élançaient alors dans des conversations diverses et variées, échangeant sur tous les sujets possibles et imaginables. Ils avançaient parfois en terrain glissant, mais qu’importe, ils étaient entre eux, et leurs éclats de rire les enveloppaient au point de devenir un véritable bouclier contre la misère du monde terne dans lequel il vivait. Timothy souffrait toujours, silencieusement, sans un bruit, se torturant intérieurement pour se retenir de poser des questions embarrassantes sur ses origines et sur le reste de sa famille. Il savait pertinemment que sa mère ne le supporterait pas, qu’elle ne laisserait pas passer ça une seconde fois. Au lieu de cela, il l’interrogeait sur toutes ces petites choses que les adolescents de son âge étaient en droit de se poser. Ce à quoi sa mère répondait : «
Concentre-toi sur le bien-être de ton partenaire. Ne brusque jamais personne, c’est essentiel. »
Naïvement et dans la plus grande discrétion, Timothy avait naturellement fini par cesser d’en parler pour passer à l’acte. Sans vraiment comprendre ce qui s’était produit, Timothy s’était retrouvé collé contre un autre garçon, trop gêné pour émettre le moindre son, embarrassé par son propre corps qu’il n’avait encore jamais eu le temps d’apprivoiser. Mais il se concentrait sur le regard de l’autre, qui se voulait rassurant. Ou plutôt, insistant. Ce dernier laissait ses mains courir sur la peau de Timothy sans lui demander son avis, et pour une raison qu’il ne comprenait toujours pas actuellement, Tim n’avait pas essayé de le repousser alors qu’il n’en avait pas envie. Pas la moindre flamme, pas une once de désir pour celui qui lui faisait face alors que celui-ci n’avait de cesse de poser ses mains aux endroits les plus sensibles. Non, il ne voulait pas. C’était trop tôt. Mais l’autre avait fini par avoir raison de lui. À grands renforts de baisers et de fausses promesses, il avait réussi à obtenir ce qu’il voulait. Et contrairement aux apparences, Timothy s’était senti vide et creux une fois recroquevillé dans son lit, son pauvre coeur martelant ses côtes sans grande conviction, simplement par réflexe. Réflexe qu’il aurait voulu arrêter net.
Les mois s’écoulaient sans que la mère de Timothy ne remarque quoi que ce soit. Il était seul les trois quarts du temps ; impossible pour elle de l’observer assez longuement pour constater le changement dans les yeux de son unique fils. Il parlait beaucoup moins pourtant, s'enfermant dans sa bulle musicale, passant des heures entières dans sa chambre à apprendre la guitare par ses propres moyens, parce qu’il n’avait plus que ça : quelques cordes sur lesquelles il pouvait tirer et gratter à loisir, laissant vagabonder ses doigts sur le manche de l’instrument pour tenter de cicatriser et guérir enfin. Il avait beau se repasser le film cent fois, mille fois dans sa tête, il en arrivait toujours à la conclusion qu’il était coupable, qu’il n’avait pas énoncé clairement et distinctement son refus. Au lieu de cela, il s’était laissé faire. Et Timothy savait. Il savait que ce n’était que la première fois et que ce ne serait sûrement pas la dernière. Mais au moins on faisait attention à lui. Il existait. Enfin.
Ce petit manège dura longtemps, bien trop longtemps. Même la nuit ne parvenait plus à apaiser Timothy qui se réveillait souvent avec la sensation qu'on avait tenté de l'étrangler, une goutte de sueur perlant sur sa tempe fébrile. Lui qui passait pourtant des heures entières à fermer les yeux pour enfin pouvoir s'échapper n'avait plus aucune issue de secours. Les images rendues floues par les larmes défilaient encore sur l'écran noir de ses paupières douloureuses, toujours aussi présentes et palpables. Il voulait que cela cesse, ne plus avoir à observer cette réalité qui le détruisait, simplement s'évader le plus loin possible de cet univers. On lui avait volé son innocence, même dans ses rêves, jusque dans son sommeil.
Et inlassablement, on venait le voir lui, le pauvre petit adolescent en mal d’amour, afin de lui faire croire qu’il recevrait la tendresse qu’il avait toujours attendue et espérée. On lui avait fait miroiter les plus belles choses alors que les mots doux sonnaient comme du velours au creux de son oreille candide ; de toute sa folie, il buvait les paroles qu’on lui offrait, aveuglément désespéré, assoiffé d’affection, s’autorisant bêtement à croire aux discours les plus superficiels. Il espérait parfois que sa mère le surprendrait, qu’elle rentrerait plus tôt du travail pour le trouver sur le canapé du salon, s’offrant sans aucune honte, presque machinalement, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Elle aurait pu voir qu’il effectuait le moindre geste sans aucune gêne, habitué à ce genre de scène, à l’aise dans les positions les plus obscènes.
Mais rien.
Elle ne fut jamais témoin de ce genre de moment au cours desquels Timothy priait pour qu’elle vienne pourtant le sortir de là, qu’elle hurle au scandale avant qu’il craque enfin, posant sa tête sur ses genoux, ses larmes roulant délicatement sur le pan de la robe de sa mère. Des larmes sales, impures, mais qui le vidaient néanmoins, qui le nettoyaient et lui rappelaient que son corps lui appartenait encore un peu. Il n’était pas une simple montagne de chair, il devait réussir à se convaincre qu’il valait bien plus que de vulgaires caresses et des baisers langoureux. Si sa mère avait été présente, il aurait alors pu lui confier qu’il était à bout de souffle. Il avait peut-être couru moins longtemps que les autres, mais sa propre course semblait déjà terminée depuis un sacré moment et il voulait plutôt s’arrêter sur le côté pour laisser passer les autres... Ceux-là même qui ne faisaient jamais attention à lui, qui ne croisaient son regard que lorsqu’ils avaient besoin de s’abandonner au creux de ses reins. Sans même le vouloir, sans qu’on lui demande son avis, Timothy était devenu doué, et à l’usure, il réussit à prendre du plaisir quelques fois ; une dose de bonheur intense mais éphémère, rapidement rongée par la culpabilité et la désolation...
Et si seulement sa mère était arrivée à ce moment-là, peut-être qu’elle aurait pu dire à Timothy qu’il méritait mieux. Peut-être qu’elle aurait pu lui expliquer que ce n’était pas de sa faute et qu’il avait le droit de le faire pour son propre plaisir. Elle aurait du lui dire qu’il pouvait refuser, plutôt que de lui répéter qu’il devait se concentrer sur le bien-être de son partenaire et qu’il ne devait brusquer personne. Et qu’est-ce qui se passait exactement quand c’était lui qu’on malmenait ? Qui était encore là pour songer à ce qu’il ressentait ? Oui, peut-être qu’elle aurait pu sauver son propre fils. Mais avec des hypothèses, on pourrait refaire le monde...
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DIE ANOTHER DAYCe qui aurait du être une réussite ne fut qu’une tentative. Lorsque Timothy rouvrit enfin les yeux, il était étendu dans de beaux draps blancs, les bras collés le long du corps. Il était encore un peu sonné et son regard perdu semblait chercher un repère, la lumière d’un quelconque phare qui pourrait le guider et l’éclairer. Il se demanda s’il était mort ou s’il se réveillait simplement d’un mauvais rêve. Peut-être était-il toujours en plein cauchemar, à en juger par le décor aseptisé qui avait des allures d’hôpital ? Sa tête lourde roulait douloureusement sur ses épaules. Il était pâle, et ses membres engourdis le forçaient presque à serrer les dents, refermant les yeux en espérant ainsi chasser la douleur du même coup. Il ne savait plus très bien comment il en était arrivé là. Naturellement, il avait une vague idée, se doutant qu’il n’avait pas atterri ici par hasard et qu’il avait finit par... Sa pensée fut interrompue par sa mère qui se précipita vers son lit, les yeux rouges et des rideaux de larmes coulant sur ses joues. À corps perdu, elle saisit son visage au teint blafard entre ses mains douces pour l’enivrer de caresses tendres, tandis que sa voix tremblotante lui demandait sans cesse pourquoi. Pourquoi avait-il agit ainsi. Elle l’avait surnommé «petit ange» depuis le jour de sa naissance, mais ce n’était pas pour autant qu’elle souhaitait qu’il regagne les cieux trop rapidement. Il avait encore tellement de choses à faire avant de s’envoler. Si elle avait su parler, elle lui aurait dit de poser ses ailes ici, de rester dans ses bras maigres pour le restant de ses jours. Lui qui avait rêvé d’éternité avait ainsi tenté de la saisir en essayant de provoquer son dernier souffle, persuadé qu’il ne faisait pas partie des vivants. Non, Timothy n’avait pas vécu mais survécu. Il s’était battu, il avait couru jusqu’à l’asphyxie, jusqu’à la ligne d’arrivée pour venir s’écraser violemment contre le bitume, ses côtes se brisant au passage, les traits de son visage salis par son propre sang ; le même que celui de son père, ce liquide pourpre à l’odeur âpre et aux reflets impurs. Il avait souffert sans un mot, espérant la voir apparaitre et l’accueillir comme une vieille amie :
la mort. Celle qu’il portait autour du cou depuis qu’il avait vu le jour.
Mais
Elle l’ignora totalement. Il n’était même pas digne de partir. Finalement, ce n’était pas la mort qui l’avait secouru pour lui donner une deuxième chance, lui offrant la possibilité de se racheter, mais la vie. Celle qu’il n’avait pas pris la peine d’apprécier à sa juste valeur, qu’il avait négligé et chassé de son esprit avait maintenu sa tête hors de l’eau alors qu’il était en train de se noyer, de sombrer dans les ténèbres les plus sombres, celles de l’esprit. Ainsi, Timothy répétait sans cesse les mêmes mots, rassurant sa mère, la voix brisée, sa respiration saccadée pour seul écho. Cette dernière sanglotait alors de plus belle sur l’épaule fragile de son pauvre garçon, son tendre Timothy qui avait jugé bon de s’anéantir. Il avait à peine atteint la majorité, ayant fêté son vingt-et-unième anniversaire quelques semaines auparavant, et il estimait déjà ne plus avoir le droit de respirer. Moisir sous une épaisse couche de terre sale, voilà tout ce qu’il méritait. L’absence d’un père qu’il aurait aimé connaître mais dont sa propre mère ne savait rien, et les nombreux hommes qui avaient hanté ses draps sans prêter attention à ce qu’il ressentait ; tout ceci commençait à peser lourdement sur sa misérable existence et il avait finit par céder. Il était humain après tout, puisqu’il souffrait. Alors il avait tenté, croisant les doigts pour réussir et atteindre le but ultime, la récompense macabre. En se réveillant, le corps toujours chaud et le coeur pimpant, il s’était senti pitoyable. Il était encore entier, vivant et jeune, mais il avait déjà l’impression d’avoir vécu cent ans, et de n’être plus que les miettes de sa propre personne. Pauvres miettes qu’on viendrait picorer sans aucun scrupule dès qu’il serait de nouveau sur pied, il le savait.
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BLACKBIRDTimothy était assis dans un gros fauteuil en cuir, ses doigts triturant les coutures du siège dans le seul but d’occuper ses mains. Il n’avait pas choisi de se rendre chez un psychiatre mais apparemment c’était pour son bien. C’était censé l’aider. Au début, il n’y avait pas cru. Il voulait bien admettre que c’était utile, que cela pourrait sans doute lui redonner un peu d’espoir ; mais il refusait d’accepter que cette personne était là pour l’écouter. Lui. Non. Impossible. On ne prêtait jamais attention à Timothy Lloyd Carrington, alors pourquoi est-ce que cela changerait ? Et surtout pourquoi maintenant ? Alors il suffisait d’avoir envie d’en finir pour que quelqu’un s’attarde enfin sur son cas ? Voilà comment les choses fonctionnaient au final ? Soit. Il n’y pouvait pas grand chose de toute façon. Il était contraint et forcé de rentre visite à ce psychiatre au moins deux fois par semaine alors qu’il ne se sentait pas capable d’évoquer ce qui l’avait tué à petit feu en si peu de temps. Il n’avait pas envie d’étaler son malheur, de faire croire que sa vie était plus misérable que celle des autres. Il ne s’était jamais plaint, il n’avait pas pleuré une seule fois durant toutes ces années. À présent, il était trop tard. Timothy était déjà mort. Le petit garçon pur et innocent, celui-là même qui passait des heures à imaginer le visage de son père en observant le coucher de soleil depuis la fenêtre embuée de sa chambre, celui qui avait cru pouvoir étreindre l’éternité et la garder pour lui ; cet enfant là était bien décédé, enterré dans un coin de son esprit. Ne restait que le Timothy aigri et désabusé qui ne croyait plus en rien et qui baissait lâchement les bras. Il n’était même plus triste puisqu’il ne ressentait plus rien. Comme une coquille, il sonnait creux et les battements de son coeur résonnaient au creux de ses oreilles comme un appel au secours.
Assommé par les médicaments et les nombreuses séances obligatoires auxquelles il devait se rendre, Timothy s'efforçait de reprendre du poil de la bête. Sept ans. Il lui aura fallu sept affreuses et épuisantes années pour sortir la tête de l’eau. Il n’avait pas encore regagné la berge, il devait nager pour retrouver la terre ferme et ainsi ne plus être tenté par les profondeurs abyssales de l’océan dans lequel il s’était retrouvé bien malgré lui. Il respirait un peu mais il savait parfaitement qu’il pouvait replonger une nouvelle fois pour se laisser bercer par les courants marins, laissant son corps dériver paisiblement vers les ténèbres. Au cours de ces sept ans, Timothy avait appris à accepter le passé et à envisager un futur bien plus lumineux, reprenant les études qu’il avait clairement abandonné par manque de motivation et de confiance en lui. Il fit tout son possible pour devenir professeur de musique, malgré un cursus assez chaotique et marqué par de nombreuses crises qui l’empêchaient parfois de quitter sa chambre. Avec beaucoup de retard, il obtint enfin son diplôme et commençât à enseigner le solfège, le piano et la guitare dans une école de musique de sa ville natale, s’évitant ainsi les foules d’adolescents qui peuplaient les salles de classe plus conventionnelles.
Il quitta le domicile familiale peu après son vingt-huitième anniversaire, son psychiatre jugeant qu’il était nécessaire de couper enfin le cordon et que Timothy avait maintenant besoin de fonder sa propre famille. Ce n’était naturellement pas dans ses plans, et ça ne l’est toujours pas à l’heure actuelle, mais il tenta quand même l’aventure. Il n’allait tout de même pas passé le cap de la trentaine en créchant indéfiniment chez sa mère ? Ainsi, le petit ange avait enfin pris son envol. Petit ange qui avait plutôt des allures de corbeau, lorsqu’on regardait de plus près...